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6 étapes pour créer son entreprise : la folle recommandation de Bpifrance

06 mars 2020 Les Entreprises
Vue 59 fois

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

C’est à désespérer. Dans sa dernière newsletter, BPIFrance-Création nous livre une très belle infographie intitulée « 6 étapes pour créer son entreprise ». On y découvre qu’il faut d’abord évaluer et valider l’idée, puis étudier le marché, puis chiffrer le projet, après quoi on le financera, puis on choisira la bonne structure et on pourra enfin créer l’entreprise. C’est beau. C’est logique. C’est impeccable. Ça ne marche pas, personne ne fait comme ça, c’est totalement contre-productif de procéder ainsi, et pourtant on continue à dire qu’il faut faire comme ça. On arrête quand cette folie?

Depuis vingt ans et notamment depuis les travaux pionniers de Saras Sarasvathy sur l’effectuation, on sait que la plupart des entrepreneurs ne démarrent pas avec une idée précise et ne suivent pas un plan bien ordonné, mais démarrent avec ce qu’ils ont sous la main et font progressivement émerger leur idée. Lean Startup a montré qu’on construisait son produit en marchant. Des centaines d’articles ont confirmé ce mode émergent de création d’entreprise, dans les journaux de recherche les plus prestigieux. Des centaines de cas l’ont documenté.

Mais non. Aussi bien dans les écoles de commerce que dans les organismes d’accompagnement, on continue majoritairement à prétendre qu’il faut un plan précis et une idée claire pour entreprendre, qu’on démarre avec une idée puis qu’on la met en œuvre. Qu’il faut faire une étude de marché. Tout ça bien dans l’ordre, avec des étapes clairement délimitées et précises. Évoquons-en quelques unes:

Ça commence avec « Définir et valider l’idée ». L’infographie nous précise « avoir une idée c’est bien; la définir et savoir l’expliquer c’est mieux ». Pourquoi c’est mieux, personne ne sait (ça explique sans doute pourquoi on gaspille le temps et l’énergie des entrepreneurs à leur faire faire des pitchs plutôt que d’aller chercher des clients). Pratiquement aucun projet entrepreneurial ne démarre avec une idée précise, et celle-ci change considérablement dès les premiers pas du projet. Non, avoir une idée n’est pas nécessaire, et on se fiche de savoir l’expliquer. L’expliquer à qui? Au banquier qui ne vous prêtera pas d’argent peut-être?

Ça continue avec « Faire son bilan personnel »: c’est là qu’il faut une bonne « adéquation homme/projet ». Un pot et un couvercle. Deux objets séparés et immuables. Il y aurait un projet, désincarné, hors-sol, en sustentation, et il y aurait un homme, et il faudrait vérifier que les deux sont compatibles. Or on sait que le projet est l’émanation d’un individu et qu’au moment où celui-ci agit, nul ne peut savoir ce qui émergera de l’action. En outre ce sont souvent les circonstances qui révèlent les talents. Que signifie adéquation homme-projet? Impossible à dire. Comment se valide-t-elle a priori, avant d’agir? Nul ne le sait. Qui peut le faire? Nul ne le sait. On enferme les gens dans des carcans avec de belles grilles d’analyses bien logiques et propres. L’adéquation homme-projet est un slogan creux qui n’a aucune base scientifique; elle ne servira qu’à empêcher un talent de s’exprimer et réservant tel projet à quelqu’un qui proclamera une expertise dans le domaine. Elle sert à écarter les gueux.

Puis on en vient à l’étude de marché, la sacro-sainte. Et là c’est le festival des lieux communs. C’est à pleurer parce que tout a été dit sur le sujet depuis longtemps. Le langage employé est typique de modèles mentaux sous-jacents: il faut « s’insérer » dans le marché (faites-moi une place svp). Il faut « formaliser » son étude (pourquoi? Mystère! Mais formaliser c’est important!) et, nous précise-t-on comme une évidence, « se faire accompagner est un gage de succès » (rien n’est moins sûr si on est accompagné par un imbécile cartésien). Rappelons que les études de marché avaient « montré » qu’il n’y avait pas de marché pour la téléphonie mobile, pour Xerox, pour l’iPad et pour Nespresso, entre autres.

On avance ensuite sur le chiffrage, présenté comme l’étape de vérité, alors que tout le monde sait qu’il s’agit le plus souvent d’un grand exercice de mensonge entre adultes consentants. Pas grave, faisons comme si. Puis on recherchera des financements (comme si la plupart des entreprises ne se créaient pas sans financement), et on termine par le florilège: « Donner vie à son entreprise ». Parce que jusque-là, effectivement, il n’y avait rien de vivant. Des plans, des chiffres, des idées, un processus mécanique, des calculs, enfin bref la mort. Mais il faudrait passer par tout ça pour « donner vie » à son projet, modèle mental très fort qui distingue l’homme et le projet alors que les deux ne font qu’un. Je me souviens d’un entrepreneur, à qui on demandait comment il équilibrait sa vie pro et sa vie perso. Il avait répondu: « Vous savez qu’il n’y a qu’une vie, n’est-ce pas? »

Des dégâts considérables

Combien de projets a-t-on ainsi tué parce que leurs porteurs n’étaient pas capables de se conformer au moule institutionnel du « tu auras une vision et un plan mon fils (ou ma fille) »? Telle cette jeune femme venant vers moi après une conférence de présentation de l’effectuation et me disant, les larmes aux yeux: « J’avais arrêté mon projet car mon conseiller [d’une structure d’accompagnement publique que je ne nommerai pas par charité] me disait que sans clarté de mes objectifs et de mes projections financières, je ne pouvais avancer. Après vous avoir écouté, je sais que je peux aller de l’avant, et j’ai décidé de reprendre mon projet! » Avec un grand sourire!

Combien de gens prometteurs a-t-on bloqué et continue-t-on de bloquer dans leur projet de vie parce qu’on exige d’eux une clarté de but, alors qu’on sait depuis longtemps que les buts émergent au fur et à mesure de notre action? Autrement dit, il n’y a qu’en agissant que je découvre ce que je peux faire? Bill Hewlett et David Packard ont créé HP simplement parce qu’ils voulaient travailler ensemble. Ils ont trouvé quoi faire plusieurs années après, vivant de petits contrats en attendant. Ils se seraient fait jeter par les structures d’accompagnement et leurs conseillers cartésiens qui veulent de l’ordre, de la méthode et de la rigueur, et surtout bon sang des idées claires! Et on s’étonne de n’avoir généré AUCUN champion technologique mondial dans ce pays depuis vingt ans? Croit-on que Facebook a suivi un plan en 6 étapes? Amazon? Tesla? Apple? AirBnB?

Prisonniers d’un modèle mental: l’idéal

Au-delà de s’obstiner à présenter une vision erronée de l’entrepreneuriat, l’idée d’une avancée en étapes traduit un modèle mental selon lequel il nous faut absolument un but clair et un processus tout aussi clair pour avancer dans la vie. Ce « super » modèle mental, qu’avec Béatrice Rousset nous appelons « idéal » dans notre ouvrage Stratégie Modèle Mental, façonne complètement notre façon de penser. Nous persistons à expliquer aux entrepreneurs qu’ils doivent avoir un but et un plan d’action très clairs pour avancer. Nous expliquons aux étudiants qu’ils doivent avoir un objectif de carrière très clair avant de se lancer dans la vie (comme s’ils n’étaient pas déjà dans la vie).

Un reportage de France Culture montrait ainsi que de nombreux jeunes se trouvent embarrassés d’avouer qu’ils ne savent pas trop quoi faire. Nous demandons même à nos enfants dès la classe de 4e de savoir ce qu’ils veulent faire plus tard. Pas une stratégie d’entreprise qui ne soit complète sans son exercice de vision et ses 5 objectifs stratégiques. Pas un candidat à une élection qui ne puisse se présenter sans un programme. Pas un manager qui ne doive être clair sur ses objectifs pour l’année. Comment peut-on persister avec cette obsession du but dans un monde aussi incertain, qui nous apporte surprise après surprise? Qui casse nos modèles mentaux les uns après les autres? Un monde qui demande plutôt une plongée joyeuse dans son incertitude, sa complexité et sa richesse? Ô Montaigne, reviens, ils sont devenus fous!

Car qu’observe-t-on? Le but vous éloigne de la vie. C’est son rôle d’ailleurs. Un but, un plan, ça sert à pointer « là-bas, dans longtemps ». Et puis la vie se rappelle immanquablement à vous sous forme d’une belle surprise qui ruine le but et le plan. Tous les entrepreneurs le savent. Tous les managers le savent. Tous les vivants le savent. Et pourtant, les morts continuent d’expliquer aux vivants qu’ils devraient avoir des buts clairs.

Qu’un entrepreneur, au lieu de partir de qui il est, de ce qu’il connaît, et de qui il connaît, et de faire avec, ici et maintenant, devrait aborder son projet comme s’il devait monter un Lego en suivant un plan bien détaillé. Qu’un étudiant à 18 ans devrait savoir exactement ce qu’il va faire plus tard. Qu’il faut être clair! Qu’il faut savoir où on va! Et pourquoi? Parce qu’ils sont prisonniers de ce modèle mental de l’idéal. Ce modèle nous tue, tue nos enfants, tue toute initiative et génère frustration et angoisse. Alors que la vie n’exige aucun but hors elle-même. L’absence de but, c’est la liberté. L’absence de but c’est la vie. Mais la vie intéresse-t-elle les cartésiens vendeurs de plans?

On arrête quand cette folie? 

D'accord, pas d"accord? Créer son entreprise demande de faire monter un certain nombre de personnes dans le bateau (banquiers, investisseurs, employés, fournisseurs, clients…).MM.

 




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1 Commentaire

Gérard PEREZ (TARBES 8)
Il y a 3 ans
Une vérité bien réelle, qui releve de la connaissance des porteurs de projets , et non de theoricien comme cet article de la BPI. Messieurs ou Mesdames , soyer sur le terrains pratique du réel

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