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04 mai 2019

Neurosciences et travail : notre cerveau nous ment !

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Comment déjouer les pièges de son cerveau au travail ?

Publié le

 

Notre cerveau nous ment !

Pour gagner en efficacité, il simplifie, extrapole… et s'arrange avec le réel, quitte à nous faire croire n'importe quoi.


Conseils pour parer aux biais décisionnels
« Ça va marcher ! Tu vas voir, on va booster les ventes et redresser la situation ! » S'adressant à son bras droit inquiet, Gilles Marque, président d'Actiss Partners, fleuron du management de transition, croyait dur comme fer à la réussite de son projet. Sollicité début 2016 par une petite société de produits cosmétiques en difficulté mais prometteuse, il est certain de parvenir à quadrupler son chiffre d'affaires en deux ans, soit un saut de 500.000 à 4 millions d'euros. Un objectif réfléchi, selon lui, que la réalité vient pourtant contredire peu à peu. Faisant fi des signaux alarmants – afflux de factures impayées par le client, alertes de sa comptable puis de son associé – le dirigeant ne voit que les choses positives : des produits disruptifs, les excellents rapports du commercial, l'intérêt des Asiatiques pour ce micromarché. A l'été 2017, patatras ! L'ardoise de la TPE culmine à 150.000 euros. C'est le coup d'arrêt. Gilles l'avoue : « Je me suis entêté, emballé par cette pépite d'innovation, les perspectives de gain… Là, j'ai pris cher ! »

Erreur d'appréciation ? Conjoncture défavorable ? Pas du tout. Ce patron expérimenté a été trompé… par son propre cerveau ! Il a été la victime inconsciente de ce que les neuroscientifiques nomment les biais cognitifs. Il s'agit de raccourcis de pensée que nos cellules grises adorent emprunter pour gagner du temps. Ce faisant, elles économisent l'énergie mentale nécessaire pour raisonner, comparer, soupeser… et décider en toute lucidité.

Gilles Marque a été sujet à deux biais largement documentés par les neuroscientifiques : le biais d'optimisme, qui l'a rendu sourd et aveugle aux avertissements répétés de ses collaborateurs, et le biais des "coûts irrécupérables". Ce dernier l'a entraîné à creuser ses pertes au-delà du raisonnable, dans une fuite en avant… uniquement justifiée par la nécessité de "ne pas avoir dépensé tout ça pour rien". Un peu comme un joueur au casino mise son dernier sou dans l'espoir de se refaire.

Le cerveau joue aux dés

La plupart du temps, ces biais décisionnels sont très utiles dans la vie pour décider vite et bien. Ils proposent, en effet, des chemins neuronaux déjà connus pour répondre efficacement à l'incertitude et aux différentes options qui s'offrent à nous. « Le cerveau est une machine à faire des probabilités et des prévisions. Il ne cesse de décider, faisant en permanence des boucles de rétroaction entre le cortex préfrontal et les structures sous-corticales, afin d'ajuster ses hypothèses », explique Thomas Boraud, neurobiologiste, directeur de recherches au CNRS et auteur de Matière à décision (CNRS Editions, 2017). Pour se faciliter le travail, le cerveau a recours à ces biais qui lui permettent de réagir face à des situations connues.

Sauf qu'il leur arrive de se tromper. Car ces raccourcis neuronaux sont gérés par un régime de pensée "automatique", baptisé système 1 (S1) par le psychologue américain Daniel Kahneman. Rapide, intuitif, émotionnel, S1 ne se donne pas toujours la peine de vérifier ses hypothèses et ses associations approximatives. Ça, c'est le travail de système 2 (S2), le mode de pensée adaptatif, autrement dit celui qui réfléchit, déduit, programme, invente... mais qui est aussi plus lent et gros consommateur d'énergie.

« Les deux systèmes, sont interdépendants, souligne Riadh Lebib, docteur en neurosciences et consultant pour le groupe SBT. Le système 1 "travaille" pour le système 2 en lui fournissant des solutions toutes faites. S'il ne valide pas ces solutions, le S2 reprend la main, ce qui demande à nos neurones beaucoup d'effort, de temps et d'énergie. »

Vous avez suivi ? La plupart des erreurs de jugement trouvent leur source dans une mauvaise délégation entre S1 et S2, explique le Pr Philippe Damier, neurologue au CHU de Nantes et auteur de Décider en toute connaissance de soi. Neurosciences et décision (Odile Jacob, 2014) : « En dehors des situations d'urgence, le système 2 contrôle ce que fait le système 1. Mais sa vigilance est parfois en défaut. Et le cerveau étant prospectif et interprétatif, il s'appuie sur nos croyances et attentes qui faussent nos perceptions et appréciations de la réalité. »

Lorsqu'il n'a sous la main que des informations parcellaires, S2 n'hésite pas à boucher les trous, d'où les conclusions hâtives et les stéréotypes. « Confronté au hasard, le cerveau s'invente même des relations de causalité, créant des déterminismes là où il n'y en a pas », constate Pierre-Marie Lledo, directeur du département des neurosciences à l'institut Pasteur et directeur de recherche au CNRS.

Enfin, il faut savoir que le cerveau décide de façon aléatoire : « Le processus délibératif, c'est-à-dire l'oscillation entre le oui et non, intègre une part de hasard dans son fonctionnement. C'est indispensable, sinon il se bloque ! », explique Thomas Boraud. En gros, votre cerveau prend ses décisions à pile ou face et les justifie ensuite en ne retenant que les hypothèses qui lui sont favorables. Ces choix aléatoires que l'on rationalise après coup sont évidemment une source inépuisable d'erreurs, en particulier dans le monde des affaires.

Gare au piège émotionnel

Directeur général de Domus Vi Domicile (aide et soins à domicile), Charles Dauman en a fait la cruelle expérience. Lui n'a pas hésité à passer outre toutes les procédures en vigueur dans son entreprise pour… recruter une ancienne collègue resurgie du passé via LinkedIn. A ses yeux, cette manager dont il avait apprécié les compétences au sein de groupes internationaux de high tech, avait les capacités, l'expérience, l'aisance nécessaires pour tenir le poste de directrice régionale. Une seule rencontre lui a suffi pour qu'il propose son nom au Codir France et obtienne un " oui ". « C'était génial, elle allait s'adapter. Pourquoi rechercher un autre candidat ? » Mais la greffe n'a pas pris, la dame a été remerciée au bout d'un an et la société a vu s'évaporer les 10% de croissance espérés cette année-là.

Le vécu positif, mémorisé par Charles, ravivé via les réseaux sociaux, a occulté chez lui toute prudence. « J'ai squeezé la procédure habituelle de recrutement, reconnaît-il. Et j'ai, sans le vouloir, imposé ma candidate aux autres. » Charles a été la victime inconsciente de deux pièges cognitifs. Il a d'une part succombé au biais de disponibilité : le contenu émotionnel lié à la réapparition "au bon moment" de son ancienne collègue l'a suffisamment convaincu pour qu'il ne lui demande ni CV ni références et se passe de l'avis de son DRH.

Il a d'autre part été piégé par le biais d'autorité, organisationnel celui-là : ses collègues du Codir n'ont pas osé le contredire ni l'alerter sur son erreur. Un réflexe de prudence utile au sein d'une meute préhistorique, mais qui n'a plus guère de raison d'être lors d'une réunion de dirigeants !

Bref, personne n'est à l'abri de ses biais décisionnels, d'autant qu'ils sont inconscients, évidemment. Difficile pourtant d'en chiffrer précisément le nombre. Sur environ 200 "raccourcis neuronaux", évaluation la plus fréquente, 70 seraient actifs dans la vie quotidienne et une vingtaine susceptibles d'affecter la décision des managers. Chaque individu, selon son histoire, possède "ses" biais de prédilection. Tel sera plus pessimiste, tel autre aura un goût immodéré pour le risque, tel autre aura tendance à croire n'importe quel chiffre asséné avec conviction… Toutefois, nul n'échappe à l'excès de confiance. Lorsqu'ils sont interrogés, 90% des Français pensent entrer dans la catégorie "bon conducteur"... Ce qui est statistiquement faux, bien sûr.

Ce biais d'optimisme est d'ailleurs particulièrement élevé chez les dirigeants. Normal : l'optimisme est un trait commun aux managers. Il nourrit leur appétence aux risques, mais ne garantit en rien le succès ! Bien d'autres biais faussent nos raisonnements les plus irréfutables. Ainsi, l'aversion à la perte, qui pousse à accepter tout de suite un gain certain mais peu élevé plutôt qu'un gain aléatoire et élevé. Ou le biais de confirmation, qui ne sélectionne que les informations aptes à corroborer l'hypothèse initiale. Deux biais qui conduisent à coup sûr à louper des opportunités de business, à privilégier les investissements à court terme ou à foncer dans le mur en klaxonnant.

Peser le pour et le contre

Mais est-il possible de les contourner ? Assurément. « On ne peut pas déraciner les biais. Mais on peut prendre conscience de leur existence et forcer le cerveau à basculer du système automatique vers le système rationnel », affirme Riadh Lebib. Outre la classique balance décisionnelle (avantages/inconvénients) qui permet de revenir aux faits pour construire une décision, diverses stratégies permettent d'empêcher le cerveau à recourir trop vite à ses biais. L'une d'elles consiste à se faire assister d'autres personnes, si possible dotées de biais cognitifs différents des siens.

Du coup, par effet de lissage, ceux-ci se neutralisent. A condition que la parole soit suffisamment libre au sein de l'entreprise. Car il existe aussi des biais collectifs : les effets de groupe, où chacun s'encourage inconsciemment à suivre le comportement de l'autre, à penser que le chef a forcément raison ou à trouver géniale une idée partagée.

Or, une décision n'est pas forcément bonne parce qu'elle a été prise en commun, illusion la plus fréquente de la pensée de groupe… Le sociologue Christian Morel, auteur de trois opus sur les Décisions absurdes (Gallimard), insiste sur la nécessaire collégialité dans la prise de décision, à ses yeux le meilleur remède contre les biais d'un dirigeant isolé. A condition, toutefois, que le collectif soit "sain" : c'est-à-dire fiable, formé à la communication intensive, capable de contester le choix de ses supérieurs en cas de dérive avec l'assurance de ne pas être puni, comme cela se pratique, par exemple, dans les cockpits d'avion ou dans les blocs opératoires.

Bref, seule une procédure rationnelle, fixée à l'avance et conférant à chaque membre du collectif un droit égal à la parole, permet de déjouer les coups de force individuels d'un cerveau qui s'emballe. D'où la nécessité, dans le cas d'un recrutement, de croiser les regards sur le candidat, entre DRH, patron, responsable opérationnel… Ou de désigner, lors d'une réunion, un "avocat du diable", chargé de démolir point par point le projet sur lequel on s'apprête à voter.

Imaginez le pire !

Autre technique, le pre-mortem, préconisé par le neurobiologiste Philippe Damier. La méthode consiste non plus à analyser le passé, mais à se transporter collectivement dans un futur où le projet a capoté, et à en faire l'autopsie en disséquant par écrit les raisons du désastre, ce qui permet de lever les doutes et les non-dits. Et d'imaginer un plan B, moins risqué. On peut aussi, dans une logique paradoxale, zapper le système automatique, en examinant le projet par la négative, avec la formulation " ne… pas ", relèvent les experts de SBT : Et si le plan ne se réalisait pas ? Et si je ne faisais pas ? Et si X ne voulait pas ? Cette stratégie permet d'explorer des option non envisagées.

Autre parade : ne pas parler en premier, conseille Patrick Amar, psychologue et dirigeant d'Axis Mundi, auteur de Psychologie du manager (Dunod, 2012), afin de court-circuiter le biais d'ancrage : « Lorsqu'on négocie un salaire ou un budget, annoncer tout de suite un chiffre, c'est l'ancrer dans le cerveau de son interlocuteur qui se basera dessus pour se repérer. Mieux vaut indiquer une fourchette. En sens inverse, avant de fixer un investissement ou un prêt, il faut se défier du montant qui vient instantanément à l'esprit, qui s'est peut-être ancré dans le cerveau suite à une lecture sur le sujet ou qui se fonde sur une intuition. Le confronter à d'autres études s'impose. » Et puis, au démarrage des réunions, le leader s'appliquera à se taire, , ajoute ce coach, au risque d'orienter dans son sens les neurones de l'équipe.

Des biais à foison, qui ont leur raison

Nul ne sait combien de biais altèrent notre jugement, et les neuroscientifiques en découvrent encore. Wikipédia en recense près de 200, que l'américain Buster Benson a réorganisés, en 2016, en fonction du problème que le cerveau cherche à résoudre. Florilège.

  • Le trop plein. Confronté à un excès d'informations, le cerveau ne retient que ce qui lui paraît le plus utile, ce qu'il a déjà stocké dans sa mémoire ou ce qu'il a souvent répété. Parmi ces biais : le biais de disponibilité, l'effet d'exposition, le biais de négativité, le biais de confirmation, le biais de cadrage, le biais d'ancrage.
  • Le manque de sens. Face à un manque d'informations, le cerveau comble les trous avec ce qu'il croit savoir. Parmi ces biais : l'erreur d'attribution, le biais pessimiste, l'effet de halo (ou de notoriété), l'erreur de planification, le biais de stabilité (ou de statu quo).
  • Le besoin d'agir vite. Face à l'incertitude et à la nouveauté, le cerveau saute directement aux conclusions. Parmi ces biais : l'excès de confiance, le biais d'optimisme, l'illusion du contrôle, le biais des coûts irrécupérables, l'aversion à la perte.
  • La surcharge cognitive. Quand la mémoire sature, le cerveau mémorise les points clés et généralise le reste. Parmi ces biais : le biais de stéréotype, l'effet de primauté (la première impression), l'effet de récence (le dernier qui a parlé a raison). www.penser-critique.be/wp-content/uploads/2018/02/codex-biais-cognitifs.pdf

La fin de journée, le pire moment pour décider

Il n'est pas bon de décider le ventre creux ou l'esprit fatigué ! En 2011, le sociologue israélien Shai Danziger a épluché 1.112 audiences judiciaires de son pays pour déterminer comment se décident les libérations conditionnelles. En début de journée, le taux de libération est de 65%, puis il baisse au fil de la matinée jusqu'à atteindre le point zéro à l'heure du déjeuner. Juste après cette pause, les magistrats – pourtant impartiaux – sont plus indulgents, le taux remonte à 65% avant de chuter à nouveau fortement avant la pause goûter de l'après-midi, puis il remonte et s'effondre en fin de journée.

Ecartant l'idée d'un quota inconscient de décisions favorables, le chercheur estime que pour éviter la surcharge de choix créée par les prises de décision répétitives, les magistrats épuisés mentalement optent pour le choix le plus facile : le refus de la liberté conditionnelle. La décision est plus rapide et nécessite un verdict écrit moins long… juste avant la pause déjeuner. Des conclusions valables pour les décisions financières, médicales, d'embauche, etc. Par ailleurs, une étude du chercheur de l'Inserm Bastien Blain, publiée en 2016, montre qu'un travail cognitif prolongé, de plus de six heures, favorise un choix financier impulsif, privilégiant la récompense immédiate plutôt que des bénéfices à long terme.

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